Ma contribution portera en ce jour sur le n°162 de la revue « Éléments, pour la civilisation européenne ». Tout d’abord je souhaite vous présenter un peu l’origine de cette vue, son positionnement d’après ses rédacteurs et d’après ses détracteurs. La revue Éléments, créée dans le sillage du GRECE au début des années 70, fut LA revue de La Nouvelle droite et de son penseur le plus visible, Alain de Benoist. De Benoist est d’ailleurs l’éditorialiste d’Éléments et ce depuis sa création en 1973. Promoteur des théories sur les indo-européens, le GRECE et la revue Éléments ont défendu entre autres, un retour aux valeurs traditionnelles, une tendance paganiste, un fédéralisme européen, une critique virulente contre le mondialisme destructeur des identités des peuples. Parmi les figures tutélaires dans les pas desquelles le magasine s’inscrit, on peut nommer Proudhon, Orwell, Schmitt, Gramsci, ou plus récemment Alexandre Douguine et sa « Quatrième théorie ». Cette revue se veut cependant ouverte au combat des idées, et l’on retrouve des collaborateurs réguliers aussi bien catholiques ou païens, de droite ou de gauche, comme des penseurs rejetant ce qualificatif (De Benoist). Tous les deux mois, la revue se penche sur des sujets aussi bien économiques, politiques, scientifiques, anthropologiques, littéraires, cinématographiques etc. Autrement dit il y en a pour tous les goûts !
Afin de vous faire découvrir un peu plus Éléments, j’ai choisi d’analyser pour vous un article central pour la revue de septembre-octobre, sous la plume d’Alain de Benoist et intitulé : « L’adieu au progressisme » et sous-titré : « Les « conservateurs de gauche » sont-ils des poissons-volants ». Ce n’est bien entendu pas par hasard que j’ai sélectionné cet article, car il porte sur un thème récurrent pour l’éditorialiste, l’effectivité du clivage droite-gauche, et plus précisément la tendance conservatrice au sein de la gauche, une tendance qui veut s’extraire du piège tendu par le capital, celui du progressisme.
Le premier constat est sans appel. On retrouve effectivement des initiatives intéressantes provenant d’intellectuels de gauche, à la sensibilité sociale. L’auteur cite notamment José Bové, qui n’hésitera pas à repousser l’idée que la PMA et la GPA puissent être une alternative à la reproduction classique, Bové étant en cela cohérent avec les idées qu’il défend concernant les OGM. Rapidement, car force est de constater que dans le paysage politique actuel l’essentiel de la « gauche » est contaminée par le progressisme, De Benoist glisse vers Orwell et son disciple Michéa.
Ce qui constituera le fil rouge de cet article long de 8 pages sera un colloque datant de 2010 à Ottawa, sur la pensée d’Orwell, fruit du travail de deux chercheurs, désirant mettre en avant « l’anarchisme tory » d’Orwell, sorte de troisième voie entre le conservatisme et le progressisme, basée sur la fameuse « common decency ». Les deux auteurs ont en effet un cheval de bataille, celui de la critique de la valeur, chère à Marx. Très finement, De Benoist trace une généalogie historique de la valeur, de son appropriation par le capital, transformant le travail concret en travail abstrait, substituant la valeur d’échange à la valeur d’usage et ainsi instituant l’argent comme pierre angulaire des rapports sociaux (et l’on aurait désormais envie de dire asociaux).
En effet, De Benoist relève un point rarement évoqué, qui est celui de la double pensée de Marx. Il y a un Marx « exotérique », celui des lycées et des universités, le Marx de la lutte des classes, celui des contradictions entre les forces productives et les moyens de production, celui qui sera pillé par les Rouges de Moscou et consorts. Mais il y a également le Marx « ésotérique ». Celui-ci au contraire, souhaite capturer la valeur, l’essence du travail, ce que Marcel Mauss appelle un « fait social total »[2]. C’est le Marx de la valeur échange/usage, de la critique de l’économie politique comme fondement des rapports sociaux. De Benoist pour illustrer l’influence néfaste que comporte cette évolution et la considération du travail abstrait comme médiation sociale première s’exprime ainsi : « La critique de la valeur est donc une critique des médiations sociales aliénées par le fétichisme de la marchandise »[3].
Cette aliénation par le fétichisme de la marchandise entraine une véritable extension du domaine de la lutte comme le dirait Houellebecq. C’est ensuite par là que nous mène l’auteur, car ce qui explique le caractère obsolète de la séparation droite-gauche actuelle, c’est bien le phénomène analysé par Clouscard dans « le capitalisme de la séduction »[4]. Au capitalisme monopolistique d’État succède un capitalisme du désir, qui abolit jour après jour toute entrave au domaine du marché. Toutes les filiations, toutes les communautés traditionnelles sont détruites par l’arme de l’État de droit, engin de démolition au service du Capital. Ainsi, la gauche progressiste et la droite libérale sont main dans la main, dans un trio infernal avec le Capital, afin d’enfanter la société du tout-marché, où l’étalon n’est même plus le travail, n’est pas le commun, mais désormais l’argent-roi comme alpha et oméga des rapports sociaux. C’est le déracinement.
On tombe dès lors dans l’impasse du Marx « éxotérique », celui de la gauche marxiste-léniniste, du communisme progressiste, du PCF et de Lutte Ouvrière. L’intérêt n’est pas de repenser l’essence même du travail, comme Proudhon ou Maurras l’ont pensé, mais de redistribuer les richesses. Autrement dit il s’agit de transformer la masse prolétaire en petit-bourgeois. Sauf que c’est d’ores-et-déjà ce que le Capital a fait. Toujours l’argent-étalon comme médiation des rapports sociaux. C’est pourquoi le régime soviétique n’a guère été qu’un capitalisme d’État, dirigiste, mais en aucun cas ne sapant les fondements du Capital.
Mais au fond, les conservateurs de gauche ne seraient-ils pas tout simplement de droite, et les libéraux de droite, d’une gauche égarée au fil des changements d’appareils politiques ? Si le peuple français reste attaché à cette distinction, pourquoi ne pas la remettre à l’endroit ? Le conservatisme étant foncièrement de droite et le libéralisme/progressisme intrinsèquement de gauche. De Benoist ne s’aventure pas sur ce chemin-là, mais l’entreprise de démystification de ces concepts doit être faite. Après tout, chez les conservateurs, ne retrouve-t-on pas les corporations, le catholicisme social, les communautés protectrices ? Les idéologies du XIXe ont fait du mal à certains et l’on perd vraisemblablement des talents, trop préoccupés à rester dans ce qu’ils pensent être leur famille de pensée…
PS : une mention toute particulière dans ce dernier numéro à l’interview de Cheyenne-Marie Carron, une cinéaste hors-système, réalisatrice notamment de « l’Apôtre » et « Patries ».
Jérôme.
[1]De Benoist, Alain. L’adieu au progressisme, Les « conservateurs de gauche » sont-ils des poissons-volants. Elements, septembre-octobre 2016, n°162, p.50-57
[2]Ibid. p.52
[3]Ibid. p.53
[4]Clouscard, Michel, « Le capitalisme de la séduction », éditions Delga, 350p.